Bülent Ecevit : Le poète-premier ministre qui a réconcilié Islam et humanismeBülent Ecevit : Homme d’État.

Introduction : Un socialiste mystique en costume trois-pièces

Bülent Ecevit (1925-2006) fut l’incarnation turque d’un paradoxe vivant : un premier ministre marxiste qui citait Rûmî, un laïc défenseur du soufisme anatolien, un homme d’État publiant des recueils de poésie. Dans une Turquie tiraillée entre militarisme et islamisme, son parcours offre une troisième voie – celle d’un islam d’amour ancré dans le tasavvuf (mysticisme turc), allié à un progressisme social intransigeant.

1. Le politique-poète : Quand Rûmî inspire la gauche turque

Un intellectuel hors norme

  • Formation : École américaine de Robert College, traducteur de T.S. Eliot et Tagore.
  • Écriture : 12 recueils de poèmes où politique et spiritualité fusionnent (“Je suis le minaret / Qui appelle à la révolte”).
  • Stratégie : Utilise la poésie pour toucher les masses anatoliennes, loin du jargon élitiste d’Ankara.

L’héritage révolutionnaire

“Notre socialisme ne vient pas de Marx, mais des ahi [confréries artisanales médiévales] et de Hacı Bektaş Veli.”

Son parti (CHP) gagne les villages grâce aux dédés (chefs de confréries alévis).

Invente un socialisme anatolien mêlant syndicalisme et traditions soufies.

2. L’islam turc contre l’islam importé : La bataille culturelle d’Ecevit

Le tasavvuf comme antidote au rigorisme

Ecevit distingue deux Islams :

  1. L’islam “turc” (soufi) :
    • Basé sur l’amour (“Dieu est le Bien-aimé” – Rûmî).
    • Incarné par Yunus Emre, Mevlana.
    • Politique : Fonde la tolérance (accueil des juifs séfarades, coexistence alévi-sunnite).
  2. L’islam “importé” (salafiste/wahhabite) :
    • Basé sur la peur et l’interdit.
    • Danger : “Ces prédicateurs étrangers détruisent notre culture de hoşgörü [tolérance].”

Preuves historiques

1997 : S’oppose au coup d’État “post-moderne” contre Erbakan, au nom des libertés.

1974 : Envoyant l’armée à Chypre, il cite… un poème soufi sur la justice.

Pour Ecevit, cette vision de l’Islam, centrée sur l’amour et la compassion, était essentielle pour construire une société harmonieuse et inclusive. Il critiquait les interprétations rigoristes ou importées de l’Islam, qu’il considérait comme éloignées des valeurs traditionnelles turques.

Dans certains autres pays ou sociétés islamiques, le sentiment religieux repose sur la peur et la crainte de Dieu. En revanche, dans le mysticisme populaire turc, le sentiment religieux repose sur l’amour de Dieu, et cet amour de Dieu se reflète également dans l’amour envers les êtres humains. Par conséquent, cela apporte avec lui la tolérance, la liberté et une attitude pacifique.

3. L’héritage piégé : Qui a tué l’”ecevitisme” ?

Ce qui reste de sa vision

✅ Symboles :

  • Son képi noir et sa pipe, devenus icônes pop.
  • Les cemevi (lieux de culte alévis) reconnus grâce à lui.

❌ Échecs :

  • L’AKP a récupéré son discours “islamo-anatolien” en le vidant de son progressisme.
  • Le tasavvuf est marginalisé par l’islam politique.

Une actualité brûlante

En 2024, sa critique de l’islam “peureux et importé” résonne avec :

Les débats sur le statut d’Hagia Sophia.

La montée des Frères musulmans turcs.

Conclusion : Et si Ecevit était la solution ?

Dans une Turquie plus divisée que jamais, le modèle d’Ecevit – gauche nationale + soufisme libertaire – semble utopique. Pourtant, son idée maîtresse reste vitale :

“Un Turc qui renie le tasavvuf est comme un arbre sans racines. Un socialiste qui méprise la spiritualité est un bulldozer sans conducteur.”

Question ouverte : Face à l’AKP et à l’ultra-nationalisme, qui incarne aujourd’hui cette synthèse entre amour mystique et justice sociale ?

Author: namix

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